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  • Thibault Randoin

Observer le silence pour voir l'invisible

Nous en étions convaincus sans en être certains, le loup était là, dans ces forêts. Nous partions quatre jours dans les montagnes du Mercantour avec la ferme idée de retrouver le sauvage, de contenter le seul sens de la vie qui vaille à cet instant: avancer, dormir, manger, observer, ressentir. Nous allions sauter de vallée en vallée en forçant quelques cols. Nous allions glisser sur des pentes trop abruptes, nous endormir par des températures trop froides et nous abrutir devant des couchers de soleil suffisamment beaux pour que l'âme humaine en soit retournée. Et puis nous allions, presque secrètement, espérer voir un loup, et qu'importe les circonstances, même loin dans la jumelle, même sa silhouette sur une crête nous suffirait, à nous, les deux gamins partis joués aux observateurs de la nature avec comme seules compétences de savoir ouvrir les yeux et garder le silence.


Il est de coutume de commencer un voyage le matin. Nous sommes partis dans la froidure d’un fond de vallée parcourue par une rivière figée, glacée, blanche d’effroi. Le soleil ne vient pas jusqu'à ces profondeurs. Les pentes sont abruptes, grises et arpentées par les chamois. Le chemin en balcon est coupé par de petites cascades de glaces, de parfaits déversoirs à randonneurs. Nous optons pour la solution la plus sûre, mettre nos crampons. Ils nous auront servis au bout de 500 mètres, sur 20 mètres, puis nous les aurons transportés dans le sac en vertu du principe de prévention jusqu’au retour.

Nous nous élevions progressivement dans cette ravine profonde et vertigineuse, creusée par des siècles d'érosion, malmenée par les eaux de fonte, et pourtant toujours accessible par un chemin créé par l’homme qui souhaite avoir accès aux pâturages des étages supérieurs. Le désenclavement n’est pas innocent. Nous ne nous en plaindrons pas. Il nous permet de rejoindre les premiers rayons du soleil, plus haut, question de géométrie des plans. Rayons adjacents, pente à 45 degrés, obstruction de la lumière, je n’ai pas connu de tels travaux pratiques à l'école.

Nous montons et traversons tous les étages de notre forteresse de terre et de roche jusqu'à côtoyer l'étage alpin. Les forêts de conifères s'espacent, la vue se dégage, nous arrivons au sommet dans la lumière du couchant. Dans l’intervalle nous avons pris notre temps, suivi nos envies, salué les bêtes, écouté les oiseaux, bu du thé, pensé à rien.

D’ici, de ce sommet, nous voyons notre cabane, celle que nous avons pointée sur la carte, celle qui devra nous abriter pour la nuit. Nous partons sur la crête, elle regarde le nord. Elle a vu venir les oiseaux migrateurs en début d’hiver qui partaient retrouver le soleil , gardant quant à elle son épaisse couverture blanche. L’ubac nous fait brasser. Le terme emprunté à la natation n’est pas galvaudé, nous sommes dans l’eau solide. Selon la taille du quidam, c’est une nage de genoux ou de hanches. Si cela dépasse la taille, considérez cela comme un naufrage !

Nous descendons dans la vallée, la nuit aussi. Nous arrivons avec grandes peines à proximité du refuge. C’est un tas de pierre surmonté d’une tôle en guise de toit, le plancher est un amas rocheux en forme de domino poussiéreux. Inconcevable de passer la nuit ici. Depuis le sommet, nous avions repéré une autre construction plus basse. Nous y descendons crevant à chaque pas un parterre de diamants suivi d’une couche de plume. Qui n’a pas marché la nuit à la frontale dans la neige immaculée ne connaît pas la vraie richesse. Nous taillons au cap, nous découvrons la cabane qu’une cinquantaine de mètres avant d’y être. Nous prions intérieurement pour que la porte soit ouverte. Elle l’est. Il est temps, nos pieds sont proches des gelures, certains orteils sont blancs. Nous employons la méthode de l’eau tiède pour les réchauffer doucement et nous retrouvons nos couleurs. Nous allumons un feu dans le poêle qui réchauffe les quelques mètres alentour. Pas suffisamment pour rehausser la température globale de notre habitat au-dessus des 3 ou 4° mais qu’importe, la soirée et la nuit seront heureuses et confortables, pourtant bien loin des standards de températures prévus par les services publics. Faut-il en conclure que la chaleur de l’amitié compense celle des Celsius ? Ma théorie ne sera pas démentie pendant quatre jours, j’en reste donc convaincue.


Deuxième jour, bifurcation. Nous changeons nos plans. Nous devions remonter la vallée, elle est trop chargée en neige, nous la descendons. Le manteau se réduit, nous arrivons en bord de ruisseau, nous sommes au fond, il faut remonter la vallée mieux exposée, moins enneigée. À treize heures nous sommes à un refuge qui nous semble acceptable. Il est moins haut que celui que nous visions mais nous nous appuyons sur la théorie suivante: “nous savons ce que l’on perd, pas ce que l’on gagne”. Ainsi ces quartes murs et ce petit poêle valent mieux qu’un hypothétique matelas dans un autre refuge qui pourrait tout aussi bien être une porte fermée dans le noir de la nuit.

Nous nous délestons du superflus, nous prenons l’ensemble de nos vêtements chauds et montons sur le sommet tout proche. Nous allons nous poster là, nous couvrir face à l'immobilité et simplement observer le silence. L’observer jusqu’à avoir mal aux yeux. Scruter chaque centimètre de montagne. Nous sondons notre périmètre rapproché, nous faisons un scrutin particulier pour découvrir l’universel : le monde. Nous observerons un renard muloter tout proche de notre refuge en contrebas, il n’a aucune idée que nous le regardons. Nous entretiendrons avec le silence une conversation muette jusqu'à ce que le soleil finisse par s'enfuir, comme toujours. Nous regagnerons notre cabane pour y passer une nuit froide, moins que celle du renard.


Le Tibet, voilà où nous sommes ce troisième jour. Pour cela nous avons gravi un couloir entre pierres et neige et ainsi nous nous sommes hissés sur un plateau normalement battu par les vents mais pas ce jour-là. Nous n’y avons trouvé qu’un soleil blanc et radieux, un ciel de fer, bleu, intense. Et l'immensité. La neige rabattue dans les talwegs, l’herbe brûlée par le froid, et l’immobilité. Pas âme qui vive, pas à cette période, du moins pas visible, trop petite ou trop cachée pour nos yeux de bipèdes bruyants et inadaptés. Alors nous traversons ces étendues jusqu'à un col qui s’ouvre sur le midi. De l’autre côté, la terre, la forêt, la chaleur, la vie. Là, au col, sous la bise, nous mangeons en nomade, nous buvons du thé avec tout, avec le fromage et avec le pain, tout est humecté. Le pain sec est maintenant ramolli dans l’eau chaude, nous aurions eu de la tsampa nous aurions pu faire illusion.

À 16h nous avons rejoint notre dernier refuge et réitérons le processus de la veille. Déchargement, garder le minimum, monter sur une crête. Nous la choisissons plein sud, au soleil, car il n’y a que les pierres qui restent inertes dans l’ombre des faces nords. Nous restons immobiles, cachés derrière un rehaussement de terrain mais pas stoïques devant le paysage. La vue à gauche s'étend sur une grande plaine éloignée, haute, blanche, défendue par une profonde forêt de conifères. Elle semble froide, belle et distante, un fantasme en somme. En face le soleil, gros, éblouissant, nécessaire. À droite un flanc de montagne entier, caressé par les derniers rayons, encore encombré de névés dans ses ondulations, crevé par une série de grottes un peu en contrebas. Une harde de chamois paisse tranquillement et s'offre à notre regard sur quelques promontoires rocheux satisfaisant ainsi l'esthétique voulue par l'œil humain. Eux n’en ont que faire. Il y a aussi cette crête arrondie que nous essayons de lire, ou nous espérons l’apparition. Nous aimerions y voir naître la silhouette du loup car c’est ici qu’il serait beau, dans le jaune du couchant. C’est dans ce genre de hauts lieux et de lumières que nous le voyons dans les films de Munier et de Jean Michel Bertrand. C’est l’instant, c’est le lieu, et pourtant il ne viendra pas. Il était peut-être juste derrière mais nul ne sait ce qui est écrit derrière la page qui n’est pas lue. Car c’est ça une crête, c’est l'extrémité de la page. C’est la tranche si fine qui laisse deviner le verso, et pourtant faut-il passer derrière pour la lire. La nature: la plus belle des littératures. Nous sommes restés là quelques heures avec la seule promesse que l’attente n'exauce pas tous les vœux. Nous étions là pour assister à un spectacle qui n’aurait sûrement pas lieu. L’affiche était claire: << Surement rien, probablement aucun passage, vous aurez froid assurément >> . La contre publicité. L’anti-modernisme. Le levier de la décroissance. Pour une fois la réclam’ était juste ! Nous rentrons à la nuit dans notre tanière heureux d’avoir essayé.


Nous étions dans la nature depuis 3 jours, le quatrième était tout juste levé, nous prenions notre café devant le feu que nous venions de rallumer pour réchauffer nos carcasses encore engourdies. Nous étions tristes car nous allions quitter nos vies de "Chris McCandless”, à la différence tout de même que nous mangions des lyophilisés en lieu et place des plantes toxiques de l'américain, pour retourner à nos vies respectives. Nous n’avions qu'à redescendre jusque dans la vallée. Il y avait 18 kilomètres de chemins en dévers barrés par des coulées de neige durcies par le gel mais nous ne le savions pas encore. Nous partions dans la lumière du matin et retrouvions la vie de la forêt, les oiseaux piaillaient, le silence de l’altitude n'était plus. Nous prenions notre temps, nous étions plus attentifs. Quatre jours en montagne et nous nous étions réglés au diapason de l'écosystème. Nous avions peur de déranger. Nous arrivions dans une forêt de mélèzes dégarnies, transpercée par la lumière, au sol mordoré d'épines qui furent vertes mais qui sont tombées il y a quelques mois, lassées de vivre au crochet de leurs parents. D’une voix murmurante je proposais à mon compère de faire halte ici pour nous adonner à notre nouveau hobbie : tenter de comprendre la forêt. Ainsi nous remontions d’une dizaine de mètres au-dessus du chemin pour poser nos sacs et nous installer sur un tronc couché. Arrêtés, immobiles, le chant des arbres renaissait à nos oreilles. Nous en profitions depuis un quart d’heure, heureusement avec les yeux ouverts quand soudain un mouvement, là, à droite. C'était impossible, invraisemblable, un loup, sur le chemin que nous venions de quitter. Il passa, devant nous, nous n’existions pas, nous étions à contre vent. Arrivé à notre gauche, probablement une effluve de notre odeur, il s'arrêta, sur ses gardes, moins d’une seconde. Il ne se retourna pas, il quitta le chemin et descendit tranquillement dans la forêt. L’apparition dura une dizaine de secondes. Seuls, nous aurions cru à une hallucination. Ce fut inattendu, trop magique, nous restions bouche bée, impossible de parler. Il est passé et nous avons compris: nous ne sommes pas du même monde. C’est un fantôme qui mène son pelage gris en silence à travers la sylve. Pas un bruit, nous aurions eux les yeux fermés, nous ne l’aurions ni vu ni entendu, pas une branche à craqué sur son passage, pas une plaque de neige a crissé sous ses pas, il a volé devant nos yeux. Plus tard nous sommes reparties en maudissant nos vêtements techniques de faire autant de vacarme, nous espérions le recroiser mais les miracles ne se présentent qu’une fois.


Nous marchions et je réfléchissais, je me demandais si le mérite avait à voir la dedans. Non évidemment. Mais c’est l’impression que j’eus à ce moment-là. Nous avions passé 3 jours à le chercher en silence sans le réclamer, nous ne l’attendions plus et nous étions heureux de notre passage, nous étions satisfait de nos errements et puis finalement comment sérieusement espérer l’apercevoir en si peu de temps sur son immense territoire alors que Jean Michel Bertrand, le génial cinéaste de “La vallée des loups” mit un an à le voir en bivouaquant 4 à 5 jours par semaines ? Et enfin au moment où l'esprit s'est fait une raison, la récompense d’une quête impensable s’offre à vous. La nature fait des cadeaux et nous étions là pour les recevoir. Merci.






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