Les envies naissent souvent de la frustration. Mi-juin, la France surnage dans une eau infestée de requins qui bouffent de la liberté gangrenée au Covid pour mieux en chier des lois qui la réduisent. Pendant ce temps, je rêve de voyages et d’aventures. Je rêve d'ailleurs mais je ne sais pas où aller. Je consulte le planisphère pondu par les instances diplomatiques qui régentent les flux de populasse sur le globe: il est rouge comme la politique de staline ou le bonnet de cousteau.
Un confetti vert au milieu de l'océan écarlate résiste à l'hémorragie: le Kirghizistan.
Parfois quelques lettres suffisent à insuffler une part d’intrigue à une destination.
“stan” : nom donné au message synaptique convoyeur d’aventures à l'intérieur de mon cerveau. Réponse corporelle : faire briller mes yeux de convoitises et de rêveries.
Paris nous expulse, Moscou nous transit, Bichkek nous aimante. Il est 4h30, la nuit est chaude, nous embarquons dans un taxi pour notre hôtel, dans quelques heures nous récupérerons notre 4X4 japonais pour sillonner une ancienne république soviétique avec nos gueules d’occidentaux, la belle vie de la mondialisation. Je suis presque déçu de ne pas avoir trouvé de petit camion Kamaz à louer pour verser un peu dans la nostalgie près 91 que je ne connais pas, par définition, puisque c’est l’année de ma naissance en même temps que celle de l’ouverture du pays au tourisme. Nous aurions probablement gagné en authenticité ce que nous aurions perdu en confort.
Les premières heures sont rudes et comme à chaque fois, j’ai le sentiment de ne pas être à ma place dans ce monde qui sent des odeurs inconnues, ce monde qui parle sans que je ne comprenne, ce monde qui bouge trop vite pour ma semi-léthargie post long courrier. Je crois que je ne suis pas un homme des commencements. Je préfère brasser dans la poudreuse profonde au zénith de midi que sortir de ma tente avant l’aube; je me sens mieux à arquer à la cinquième longueur qu'à enfiler mes chaussons d’escalade à l’ombre d’une paroi encore humide de la rosée matinale.
Nous partons cap à l’Est au cas où nous ne le soyons pas encore suffisamment, question de point de vue. Ce soir nous dormirons sur la grève du lac Issyk-Kul, mer intérieure pour un pays de montagne, le second plus grand lac alpin du globe. Nonobstant les hauts sommets à plus de 5000 mètres d’altitude qui scintillent de l’autre côté du lac, le contournement de ce dernier par le nord jusqu’à la ville de Karakol n’est pas à la hauteur de la beauté du pays. C’est une succession de villages empoussiérés et sales, de bazars en bord de route, de champs de blé et de bâtiments soviétique abandonnés. L'empreinte de l’empire Russe est encore présente, en ville les places immenses et magistrales côtoient les habitations rachitiques et mornes, couvertes de bâches pour étancher les toits mal tollés. Les kirghizes citadins, comme leurs voisins des anciens pays du bloc sovietique s’entassent dans des khrouchtchevkas, ces bâtiments à bas coût, gris et tristes, de quelques étages qui ont champignonés sous l’ère Kroutchev à partir de 1960. Même le totem représentant la gerbe de blé lorsque nous arrivons dans la zone des cultures a un aspect russe. Ses grosses graines jaunes pointent vers le soleil et semblent prêtes à etre fauchées par la faucille du comunisme.
Nous passons à Karakol comme le vent sur la steppe. L’ancien avant poste de l’armée Tsariste ne nous sert qu’à faire le plein dans une station Russian Petrol, rouge évidemment. Nous voulons aller voir le glacier d’Inychlek, un des plus grands du monde, au pied du Pic Pobedy, plus haut sommet du pays situé sur la frontière chinoise au sud-est du pays. Nous roulons 50 kilomètres sur une piste de fond de vallée aussi large que celle de la mer de glace au-dessus de Chamonix sauf qu’ici c’est un tapis d’herbe brouté par les chevaux et sillonné par une rivière froide et tumultueuse. La Vierge des Drus ne veille pas non plus sur nous et pourtant nous décidons de monter en direction du ciel pour forcer un col à 3600 mètres d’altitude baigné dans un brouillard mystique. Nous redescendons dans une autre vallée mais la descente est moins longue que la montée, interrompue par un checkpoint militarisé. Barrière armée, barrière de la langue, demi-tour. Nous ne sommes pas des flâneurs professionnels ni des amateurs du kilomètre perdu mais l’incongruité d’un refoulement militaire aux confins des montagnes d’Asie centrale permet d’accepter la sentence. Récompensés pour notre flegme, le retour nous offre la neige et son linceul couvre les sommets. Le ciel s’ouvre et le soleil embrase les flancs du Tian-Shan. Nous redescendons et quittons le royaume des lumières pour trouver un lieu de bivouac aux températures plus en adéquation avec nos corps de mortels.
Les Montagnes Célestes se sont refusées à nous mais nous ne forçons pas les portes du ciel à la première tentative. La plupart des routes secondaires sont des culs de sacs. Dès lors que l’on quitte la route principale, c’est pour se rendre en un lieu précis, en aller-retour. Le peuple kirghize n’ouvre pas des routes pour le plaisir du paysage, ou plutôt pour le plaisir de le massacrer comme nous le faisons souvent en occident. Ici l’utile prime sur l'agréable.
Nous jetons notre dévolu sur une autre voie que nous avons repéré sur la carte et qui doit franchir un col à 3800 mètres d’altitude, un ingrédient souvent synonyme d'esthétisme.
Cette fois-ci nous sommes étonnés, la route blanche du plan qui d'habitude est un chemin cahoteux est ici une piste bien lisse et large qui monte en lacets agréables. Au sommet nous découvrons un plateau constellé de lacs, habité de yourtes, balafré d’une ligne électrique. Nous poursuivons jusqu’au bout, nous devrions y trouver un village et un grand lac selon la carte. À la place nous nous heurtons à un nouveau checkpoint derrière lequel nous apercevons des containers et des semi-remorques qui circulent dans une montagne béante. Demi-tour encore, nous rebroussons chemin sur un kilomètre et décidons de manger là. Il parait que c’est un vilain défaut mais la curiosité nous pique les yeux, nous sortons la longue vue, cachés derrière une pierre pour observer le ballet des engins qui circulent derrière ces barrières. Nous n’avons pas le temps de goûter à notre pitance qu’une voiture de la sécurité nous sommes de partir sans attendre et nous escorte sur 4 kilomètres pour s’assurer de notre éloignement suffisant. Nous avons ensuite mené notre enquête, il s’agit de la mine d’or de Kumtor, une des plus grandes mines à ciel ouvert du monde, exploitée par une société canadienne dont les revenus représentent 8,5% du PIB du Kirghizistan. Le village que nous devions trouver est un baraquement de plus de 1000 salariés et le lac une réserve d’eau artificielle créée par la mine. Nous roulons et je songe à la panthère des neiges et à son territoire avalé par les tractopelles, elle qui n’a que faire de voir des colliers dorés aux cous des hommes qui s'évertuent à la faire disparaître. Nous avons mis en commun toute notre chance de bado et plongé nos yeux dans les jumelles mais cela n’a pas suffit. Nous sommes restés quelques instants au-delà des 4000 mètres d’altitude à scruter les falaises, la moindre petite tache grise, la plus infime bizarrerie rocheuse mais heureusement nous ne l’avons pas vue. Nous aurions aimé mais nous ne le méritions pas. Le mérite en la matière, c’est subir les morsures du froid dans l'immobilité de l'affût, la sur-accommodation visuelle dans le réticule de la lunette, l’usure de la grande aiguille autour du cadran confiné dans l’attente. Nous réitérerons ces coups de poker à chaque passage sur son territoire, plus pour le plaisir de la recherche que par conviction de la rencontre. Cet animal est le fantôme des hautes altitudes, il faut s’appeler Munier pour la voir et Tesson pour l’écrire à la hauteur de son élégance.
Nous n’avons pas encore goûté au froid nocturne durant ce voyage et nous tentons encore de nous en préserver. Nous sommes descendus au bord du lac Issyk-Kul pour notre bivouac et nous admirons les éclairs au large, la télévision du voyageur. La nuit passe ainsi, au rythme des averses qui martèlent le toit et agitent nos tympans. Toutes les nuits en bivouac ne se ressemblent pas. Parfois c’est le froid qui étreint nos corps sous la voûte céleste aux dernières heures de l’obscurité. Lors des matins bleus, c’est le soleil qui surchauffe la chrysalide depuis laquelle tous les jours nous renaissons dans un nouveau paradis. Une seule constante nous accompagne, nos oreillers gonflables de la taille d’un timbre poste, l’affranchissement d’une expédition lointaine.
Nous quittons les Montagnes Célestes cap à l’ouest par le sud de la mer kirgize. Elle est appelée ainsi car elle est légèrement salée, anti-gel aux hivers rudes. Le soir est déjà là, nous sommes à plus de 3000 mètres d’altitude, au bord du lac Song-Kul. Cette réserve d’eau est blottie dans une dépression d’un haut plateau herbeux couru par les chevaux, rasé par les moutons, habité par des yourtes, saigné par une piste qui en fait le tour. Nous nous dégourdissons les jambes dans l’immensité sous la menace d’une vague sombre qui approche par-dessus les sommets qui veillent sur son trésor. Lorsqu’elle est suffisamment proche pour nous menacer, nous rentrons nous réfugier dans notre véhicule à couchette incorporée. Je pense à Sylvain Tesson qui préfère parler de “motocyclette à panier adjacent” plutôt que de side-car. Pour le copier à défaut de l’égaler je dirais "véhicule à couchette incorporée” plutôt que camping-car, qui de toute façon n’en est pas un.
Noël ne doit pas être célébré dans un pays musulman alors je le déclare le 16 août, jour ou nous sortons de notre gangue neigeuse. Dix centimètres d’un coton duveteux recouvre le paysage que nous avons laissé vert la veille. Le soleil perce les nuages blancs et la lumière se répand en milliard de diamants sur la steppe. Nous découvrons les traces de quelques petits visiteurs nocturnes, renards curieux faute de loups que j’aurais aimé imaginer protéger notre camp de son aura sauvage.
La piste est alors une traînée de charbon sur un drap blanc que nous suivons jusqu’à perdre de la hauteur en même temps que nous gagnons des degrès. Arrivés en bas, c'est un désert de Far West. Il fait chaud. Nous troquons nos pantalons épais, bonnets et polaires contre les shorts et tissus légers. Là aussi la végétation est rase, mais piquante et sèche, comme pour exprimer sa jalousie face à l’herbe grasse qui reçoit les faveurs du ciel quelques kilomètres plus haut. Nous avançons plus de cent kilomètres suivis par un rideau de poussière que nous soulevons sur notre passage avant de rejoindre une route large, neuve, déserte. Journée des contrastes. Trop déserte, après cinquantes kilomètres nous nous heurtons pour la troisième fois à un checkpoint. Cette fois il est tenu par des hommes en bleu de travail dont les visages sont, plus que les autres, fendus par deux yeux particulièrement bridés. Le passage est interdit, la route pour franchir le col n’est pas terminée. Ils se retournent et nous lisons “China Road” sur leurs uniformes. Les voisins doivent trouver un intérêt à construire une route à camion sur cet itinéraire millénaire de la route de la soie où les trente-six tonnes ont remplacés les chameaux, où les chinoiseries prennent la place des étoffes précieuses à destination de l’occident qui engloutit tout dans sa voracité consumériste.
Nous goûtons donc au voyage du contournement. Deux cents kilomètres de pistes secondaires pour quelques hectomètres barrés, voilà la sentence.
Nous logerons le soir dans un plissement moelleux de l'écorce terrestre inondée de lumière dorée, baignée d’une température clémente avec pour seul horizon la succession de montagne qui s'échelonne par ordre de taille croissante jusqu'à atteindre des altitudes éternellement blanches.
“Ici j’ai vraiment l’impression d'être en Asie Centrale” dis-je.
“Viens le riz est cuit” répond Manon.
La contemplation n'égale pas la faim.
Nous rejoignons la chaude ville de Osh à grands coups de volant pour éviter les trous dans la route et les troupeaux qui traversent sans prévenir. Située à l’entrée de la fertile vallée de la Ferghana, à la frontière de l'Ouzbékistan, c’est paraît-il une cité agréable. Nous le vérifierons plus tard, au retour, à cet instant nous l’effleurons à peine pour enquiller la Pamir Highway. Elle a beau être un des plus gros axes du pays, il n’en manque pas moins du goudron dans les virages des cols. C’est la route qui dessert la Chine et le sud du pays, notre destination aussi : le camp de base du Pic Lenine.
Nous voulons goûter à cette ambiance de gare de départ pour les hauts sommets. Cela ne sera pas pour tout de suite. Nous nous trompons de piste dès que nous quittons la route et nous nous engageons dans une vallée mitoyenne, calme, mouchetée de quelques yourtes fumantes. Délaissés par les alpinistes qui occupent la vallée voisine, les nomades qui peuplent les lieux ne sont pas habitués aux visiteurs. Néanmoins il y a quelques âmes qui y séjournent. C’est le cas de tous les lieux les plus reculés où nous allons. J'espérais connaître l’éreme, nous n’avons trouvé que l’ecoumène. J’aurais aimé ressentir la solitude profonde des immensités, celle qui angoisse et rend claustrophobe de son enveloppe corporelle. Celle qui apeure l’homme et soulage l’animal. Je ne la trouverais pas aux confins du Kirghizistan, je la chercherais ailleurs ou différemment. Dans ce pays traditionnellement nomade ou toutes les parcelles accessibles sont occupées par les ruminants et leurs gardiens, la solution est probablement de partir à pied dans les endroits les plus reculés, nécessitant un autre logistique, nécessitant un autre voyage !
Deux jours plus tard, nous sommes au Base Camp. La pyramide de roche et de glace nous surveille, majestueuse, protectrice et intimidante du haut de ses 7134 mètres d’altitude. Dans l’imaginaire collectif, ces montagnes aux altitudes insensées présentent des sommets effilés bravant la troposphère de leurs aiguilles fuselées. Le pic Lenine n’est pas de ceux-là. Ce finistère là vise mollement l'éther de son monticule sommitale parachevant une grande pente débonnaire qu’emprunte la voie normale. Tentation pour alpinistes. Tentation pour moi aussi.
Les tentes jaunes sont alignées en baraquement. Nous passons proche de la salle commune au moment du repas, les murs de toile filtrent des discussions dans toutes les langues qui parlent probablement toutes de la même chose : l’ascension. Les villages de chacune des agences d’alpinisme sont éparpillés dans cette large vallée grisâtre au gravillons fins, coupée en deux par la rivière qui descend du glacier. Des alpinistes errent dans cette espace immense et presque vide en quête de globules rouges que seule l’acclimatation leur fournira.
La quête : l’ivresse du sommet.
Le venin : le mal aigu des montagnes.
Le remède : le temps et l’espoir.
Alors alourdis par le matériel mais portés par la convoitise du plat sommital,de petites grappes s'élancent chaque matin en direction du camp 1. Ce pèlerinage quasi monacal se renouvelle les deux jours suivants pour atteindre le camp 3 et finalement, avant l’aube du quatrième jour, les tentes se vident pour le “push”. Les derniers efforts seront lancés dans une débauche d'énergie sans lendemain par des hommes et des femmes pourtant déjà amoindris par les jours de peine et par l'oxygène qui manque pour triompher de la montagne. Expression mensongère, car ne triomphe que celui qui redescend : au sommet la bataille n’est qu'à moitié gagnée. Et moi, en bas, qui me prend à rêver de moins en moins secrètement d'être de ceux-là.
Nous passons deux jours ici et faisons quelques kilomètres en direction du camp 1 jusqu’à 4200 mètres, l’altitude du refuge vallot sous le sommet du Mont Blanc. Précisément l'endroit de notre retraite de 2017 lors de notre première tentative du sommet alpin, brassés par le vent, engourdis par le froid, refoulés par la météo. L’ambiance est différente dans les montagnes du Pamir. À cette altitude il n’y a pas encore de glacier et le sommet est verticalement trois kilomètres plus haut.
Nous passons aussi beaucoup de temps à observer cette montagne depuis notre bivouac. Parfois mystique perdu dans l’écume d’un océan de nuages, parfois embrassée par les rayons du soleil matinal laissent apparaître la moindre ride et toutes ses crevasses comme des plaies jamais refermées. Les mêmes que celles des proches de ceux qui sont au fond.
Il faut partir, redescendre et poursuivre notre route qui est immédiatement entravée par un contrôle de police.
“Bonjour je suis agent de police et nous allons procéder à un contrôle des papiers du véhicule".
J’imagine que c’est ce qu’il nous a dit dans un russe probablement impeccable, cela aurait aussi pu être autre chose.
Ma réponse, invariablement, à chaque rencontre: “ ya ne ponimayu po russki , speak english ?” Ce à quoi personne n’a jamais répondu oui. En revanche, la poignée de main était franche. Je ne sais pas si cette pratique est derrière nous en France ou si elle n’a jamais existé mais ce fut inédit pour moi. S'ensuivit un delicieux moment d'incompréhension général et un formidable jeu d’acteur de l’agent qui resta sûr de lui devant un permis de conduire français dans lequel il ne déchiffre aucun mot. Nous sommes repartis satisfaits de n’avoir commis aucune infraction.
Le soir même nous gagnons la ville de Osh, bien décidés après dix jours sans douche à profiter d’une nuit d'hôtel et d’un restaurant, ce que nous fîmes dans l'allégresse et l’insouciance jusqu'à 21 heures.
Au moment de retrouver notre Land Cruiser, pneu arrière gauche à plat. Vendredi soir. Réflexe d’occidentale : merde.
Le reste de la soirée sera une succession de surprises énoncées dans l’ordre : fer à cheval, taximan, compresseur électrique, rue dans le noir, garage bondé, réparation, 300 Soms (3€), copain. Pas facile à relier, et pourtant, en bref, le cric n’ayant pas de manivelle, nous fouillons le fond de la voiture où nous trouvons un fer à cheval prévu à cet effet. Ensuite un homme, taxi de son état, s’arrête pour nous venir en aide. Il sort son compresseur électrique trop petit, insuffisant. Nous le suivons avec une roue à moitié regonflée dans des rues sombres pour arriver à un garage en plein effervescence qui nous répare le pneu pour trois euros et enfin, un client avec qui nous avons sympathisé nous ajoute sur instagram. Nous avons un copain à Osh. Nous pouvons rentrer serein, il est 23 heures.
La route ne veut pas de nous. Moins de 24 heures après notre réparation, nous explosons le pneu de la roue de secours qui fut installée à la place de la roue crevée la veille. À 80 kilomètres à l’heure, nous perdons la bande de roulement dans un bruit assourdissant qui nous sort de notre léthargie et qui nous rappelle que notre cric n’est pas très efficace. Quelques manœuvres et pas mal de sueur nous permettent de nous sortir d'affaire, nous faisons changer la roue de secours, fin des embrouilles pneumatiques.
Six heures pour faire trente kilomètres, belle moyenne quand c’est au volant d’un 4x4 ! Nous sommes sur un chemin qui ne cesse de se réduire, qui n’en finit pas de s'élever. Au commencement c’est un petit trait repéré sur la carte qui remonte une vallée pour franchir un col d’altitude comme ce pays sait les faire, l’issue de l’entreprise est incertaine. Je me dis à cet instant, lorsque je repère l'itinéraire sur le plan, qu’une carte c’est beau, cela laisse espérer. Un simple filet d’encre sur un morceau de papier fait déjà voyager, on imagine aisément l’aventure qu’il augure. Il peut nous laisser passer sans même qu’on le remarque et il peut aussi nous réserver des entraves infranchissables. L’atlas : pourvoyeur de rêve, le déplacement géographique : régulateur des espérances.
Nous nous engageons sur une large piste poussiéreuse et nous quittons les derniers villages. Une ligne électrique borde le chemin qui se réduit jusqu'à s'arrêter à la dernière habitation de fortune, ensuite la trace ne semble plus être empruntée depuis longtemps, nous poursuivons quand même. Nous poursuivons des heures jusqu'à l'altitude de 2900 mètres à l’allure d’un cheval au pas. À cette hauteur, à flanc de montagne, sur une parcelle herbeuse légèrement inclinée vers l’aval vivent un couple dans une yourte. Surpris de nous voir arriver par là, l’homme s’approche à cheval. Nous échangeons quelques mots et il nous invite à venir prendre le thé. Nous acceptons bien sûr, timidement. Connaissant mal les coutumes du pays, incapable de parler russe avec lui, nous nous comprenons avec les signes. Ils passent les trois mois d’été ici pour les moutons et redescendent dans la vallée le reste du temps. Il est routier et elle mère au foyer. Ils n’aiment pas beaucoup les loups et ont déjà vu la panthère des neiges dans les falaises au-dessus. Inconscients de leurs chances alors que certains traversent le monde pour espérer cette fugace apparition. Tous englués dans notre siècle, nous sortons nos smartphone pour nous montrer les photos de nos vies respectives. Schisme du mode de vie ancestral et de notre fuite en avant. Une heure plus tard nous repartons, heureux d’avoir vécu cette expérience loin des circuits touristiques, profondément spontanés.
Nous reprenons notre montée, enlevons de grosses pierres qui obstruent le chemin et prions pour que la descente n’arrive pas plus vite que prévu.
-”N’attaches pas ta ceinture” dis-je
-”Pourquoi ?” répond Manon
-”Si on bascule dans la pente tu auras peut être le temps de sauter”
-”Merci de me rassurer”
Deux heures plus tard nous sommes en haut et la descente est plus facile, cette journée s’achève. La plus belle et engagée à bord de notre Toyota.
Le voyage touche à sa fin, nous inclinons notre trajectoire vers le nord, vers la capitale. Il nous reste quelques jours, quelques heures nourries de petites randonnées, de discussions et de silences, de coups de jumelles furtifs sur les falaises, de derniers bivouacs. Je crois finalement que la nuit dans la nature, sous toutes ses formes, en tente, en hamac, en yourte ou en véhicule à couchette incorporée contribue à la bonne marche d’un voyage. Paradoxal sentiment que d’accorder autant d’importance à un moment inconscient et horizontal. Mais voilà, il y a cet instant direct, cette sensation de quitter son couchage pour mettre le pied dehors, au vrai sol, celui de la terre, de humer l’air sans filtre, de ressentir la température qui souvent mérite le bonnet de laine et d'apprécier les dimensions, tantos steppique, tantos forestières. J’ai entendu une fois une phrase de Sylvain Tesson qui dit: “La lumière rouge de la lampe frontale est obligatoire à la survie d’un couple", rapport au fait de pouvoir lire le soir sans déranger l’autre. Je pense que c’est vrai aussi du bivouac qui révèle tout du compagnon. Plus encore je pense que celui qui n’a pas vécu la nuit sous les étoiles n’a pas pris conscience de la mesure de la terre, et au même instant de la petitesse de son être. Le bivouac, remède à la mégalomanie.
Nous foulons une dernière fois le sol kirghize à Bishkek sous le regard de Staline qui subsiste encore au sommet de son pied d'estale. Nous prenons l’avion dans quelques heures. C’est fini et je suis triste. La géographie a-t-elle tant d’importance ?
Souvent lorsque je pissais les yeux au ciel, je me faisais cette réflexion que je regardais les mêmes étoiles que chez moi. C’est précisément là que se trouve la source du voyage, il y a chez nous et il y a ailleurs. L'Asie centrale me semble être un bel ailleurs à découvrir.
Les lunettes du voyage
Pour ma part, je me suis muni d’une paire de Julbo SHIELD de laquelle j’ai ôté les coques
amovibles et sur laquelle j’avais un verre à ma vue, le Reactiv All Around. Ce verre est particulièrement adapté au voyage car il est photochromique de catégorie 2 à 3 avec un pigment rose orange. Il est polarisant et il a un traitement flash vert assez sympa. Côté monture, elle est assez sobre et discrète, elle ventile bien et surtout elle est hyper confortable, le top car je les avais sur le nez du matin au soir!
Pour Manon, elle avait la Julbo FURY, moins discrète mais terriblement jolie. Cette lunette a été initialement créée pour les efforts intenses, elle est donc particulièrement légère et ventilée. Le verre dans cette version est en catégorie 3 avec le flash rose très girly mais elle existe aussi avec des verres photochromiques.
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