Au début, tout allait pour le mieux. Il était 6h30 du matin. Nous déjeunions dans l'obscurité en compagnie d’une petite souris grise qui grignotait les miettes de nos gâteaux, guère apeurée par notre présence. Le ciel commençait à rougir à l’Est, probablement encore gêné de nous avoir offert un si beau spectacle la veille au soir lorsque les étoiles constellaient le plafond d'encre et que la lune éclairait la grande paroi de l’Obiou.
Nous étions là, marchant sur le sentier étroit, dans la lumière naissante lorsqu’un songe naquit. Une journée de montagne qui commence avant le lever du jour mérite-t-elle forcément quelques lignes d'écriture ? À ce moment-là je n’avais pas la réponse. La même pensée a traversé mon esprit quand nous redescendions alors que les derniers rayons du soleil nous effleuraient, saluant la lune au moment de la relève astrale. Je me suis remémoré le fil de la journée, douze heures venaient de filer sous nos yeux dans une réalité augmentée en sensations, diminuée en notion du temps, j’eu envie de la re-vivre, ce serait par écrit.
Le paysage changeait, nous nous défaisions des derniers arbres, irréductibles, luttant pour leurs survies à un endroit où ils ne devraient plus être. Nous profitions alors de la pelouse alpine pour gagner quelques mètres de dénivelé plus facilement que dans les immenses éboulis qui nous attendaient plus haut. Notre progression était scrutée par des sentinelles. Les chamois étaient postés sur les crêtes toutes proches, occupés à tondre leurs jardins aux premières chaleurs solaires alors que nous étions encore dans l’ombre des replis, pauvres bipèdes essoufflés que nous sommes.
Bien vite nous arrivons dans un champ de pierres incliné. Et dire que certaines d’entre elles furent en haut il y a des temps géologiques ! Nous ne les remonterons pas. D’autres continuent de descendre. Au moment où nous décidons sagement de mettre nos casques, quelques minerais nous survolent, jolie mise en garde. Peu de temps après nous voilà à l’entrée du couloir Arthaud qui conduit au départ de notre voie, la bien nommée “Vendange Tardive”, hommage à notre soirée de la veille. Respectueux du terroir, nous avons préféré la plante d’alpage plutôt que le raisin des étages inférieurs. Nous nous sommes enivrés au Génépi. Tout est question de moyens d'élévations : les cordes en paroi, la liqueur au bivouac.
Nous remontons donc consciencieusement ce couloir qui n’est pas un hommage à Florence Arthaud la navigatrice mais plutôt à Paul qui a ouvert la voie en 1940. Nous escaladons des pentes faciles en gros souliers jusqu'à découvrir un premier piton inséré dans une fissure qui était censé nous guider dans la bonne direction. Les ennuis commencent. Nous allons nous perdre à la recherche de cette voie, nous perdre en conjecture. Il s’agit là de trouver une terrasse confortable d'où découle une série de plaquettes ou nous pourrons glisser nos dégaines. Les terrasses, plus ou moins confortables, sont légions mais aucune d’entre elles n’est la bonne. Bibou, mon compagnon de cordée ira même jusqu'à explorer une terrasse glacée au-dessus d’une falaise, mettant de côté sa peur pour finalement se rendre compte que ce n’est pas là. Nous finissons par continuer à grimper avec le désagréable sentiment que désescalader serait compliqué si nous faisions de nouveau fausse route.
Nous avons perdu une heure mais nous voilà au pied de l'objet de notre convoitise. La paroi de calcaire compact à l’aplomb vertigineux s’élève vers l’éther tandis que nous sommes toujours les pieds dans la neige, occupés à nous encorder. L’ami se hisse doucement dans la première des dix longueurs alors que je l’assure dans le creux froid de la goulotte habillée de glace et défendu par des stalactites cassantes. Nous sommes le 15 octobre mais ici l’hiver a déjà débuté.
“Relais vaché”
La voie déchire le silence matinal, c’est à mon tour de m'élancer. Sans surprise, la roche est froide et rapidement nos mains s’engourdissent à son contact. Nous nous languissons du soleil qui tarde à chauffer le bas de la face. Nous sommes réunis au relais trente mètres verticaux plus haut et c’est à moi de repartir en tête. Nous avons fait le choix de grimper en réversible, c'est-à-dire une longueur devant chacun, à tour de rôle. Je me dis à cet instant que l’escalade est une affaire d’ondulation émotionnelle. À alternance régulière, l’humeur oscille entre peur et soulagement, tantôt que nous soyons loin au-dessus du dernier point tantôt lorsque la corde passe dans la dégaine au niveau de la taille, l’anxiété étant proportionnelle à la hauteur de la chute potentielle. L’alternance est aussi vraie en matière de proximité. Nos corps reliés par une corde n'empêche pas de ressentir l'extrême solitude l’espace d’un moment, quand l’autre est invisible sous un ressaut rocheux et que les prises s'amoindrissent sous les extrémités. Il ne relève plus que de ses propres capacités pour sortir du pas difficile avant que la gravité ne sape les dernières forces engagées dans la bataille. Puis la tension redescend et la chaleur humaine revient, nous nous retrouvons pendu au relais à discuter de la longueur qui vient de passer et surtout de celle qui arrive.
Nous voilà sortis des difficultés techniques. Les trois premières longueurs les plus soutenues sont derrière nous. La pente décline. Les cotations s'abaissent. Avec cela l’espacement entre les points de protections s'accroît, le cheminement s’estompe, l’égarement pointe. Plusieurs fois nous doutons de la direction à prendre en des lieux où la retraite est déconseillée.
Le rocher est aussi de moins en moins bon, les prises semblent friables et cassantes, sale impression. Nous traversons quelques vires sur lesquelles des milliers de cailloux roulants se sont accumulés, ne demandant que le passage d’un grimpeur ou le glissement d’une corde pour se précipiter dans le vide en une pluie de projectiles pour celui qui est en dessous. Il s’agit alors de se faire léger et délicat dans un monde où le gypaète est plus adapté que l’homo sapiens.
Après six heures dans la voie, nous sortons sur un immense éboulis en pente qui occupe l’intervalle entre la falaise sommitale et celle que nous venons de grimper. Le projet initial était d'enchaîner par une autre voie de quatre longueurs pour sortir au sommet de l’Obiou à 2786 mètres d’altitude mais il est 17 heures et déjà le ciel prend ses couleurs crépusculaires. Nous renonçons au sommet, 150 mètres de dénivelé en dessous, invoquant la raison, “ ce baume qui n’a jamais soigné aucun cœur d’aucun malheur " comme l’a si bien dit Cédric Gras dans son livre Saison du voyage. La montagne n'échappent pas au principe de la société : après avoir trimé pour s'élever il faut se résoudre à la retraite. Nous nous engageons donc dans la voie normale dans le sens de la descente. Durant 2 heures nous battrons le cailloux pour perdre de l’altitude de nouveau observés par les chèvres alpines qui, contrairement à nous, passerons la nuit ici sans médire sur leurs qualités montagnardes. À 19 heures, nous rejoignons notre point de départ avec les derniers rayons du soleil qui enflamment les cimes alentours. Qu’il est agréable de revivre une journée d’escalade le stylo à la main.
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